Pour innover, dans une entreprise qui tourne bien, il faut franchir un seuil psychologique : celui qui vous autorise à déstabiliser votre propre business model en inventant ce qui va le remplacer. Ou comment tuer la vache à lait. Entretien avec Bruno Wattenbergh, EY Senior Advisor & Innovation Ambassador.
"Quand je rencontre un chef d’entreprise, la première question que je lui pose est souvent ‘quelle est la durée de vie de votre business model’?", dit Bruno Wattenbergh (EY), qui explique: "L’évolution d’une entreprise est comparable à celle d’un corps humain: d’abord une forte croissance, puis cette croissance s’affaiblit et l’organisme finit par décliner, suivant une ‘courbe en S’."
La bonne nouvelle c’est que, contrairement à l’humain, l’entreprise peut échapper à l’issue fatale en passant d’une courbe de croissance à la suivante, quand la première commence à faiblir. "On peut considérer qu’il y a trois courbes: l’activité actuelle, qui rapporte de l’argent – c’est la vache à lait –, l’innovation dite ‘adjacente’, qui ne révolutionne pas le modèle mais qui permet de l’améliorer ou de l’étendre à d’autres marchés, et la disruption, qui explore d’autres directions." Un schéma qu’illustre bien le cas d’Eastman Kodak: pendant des décennies, ce pionnier de la photo argentique est parvenu à conserver son leadership par une série d’innovations (par exemple, la pellicule couleur Kodachrome). Mais il a raté un virage disruptif: celui de la photo numérique, alors même que Kodak en possédait les brevets. Ce qui l’a conduit à la faillite.
"Selon McKinsey, la trajectoire en S dure environ 12 années, ce qui devrait laisser à l’entreprise le temps de se réinventer", reprend Bruno Wattenbergh. "Mais aujourd’hui, on vit une accélération qui ne laisse plus ce temps."
"Il faut tout faire simultanément: traire la vache le matin pour payer les salaires, mais aussi pour se permettre de prendre des risques en innovant l’après-midi, tout en imaginant, le soir, le meilleur moyen de tuer la vache."
"C’est schizophrénique. C'est très difficile mentalement. Tous les managers et toutes les entreprises n’y parviennent pas."
La problématique est encore plus aiguë dans les PME, qui disposent de moins de moyens pour prendre des risques et dont l’actionnariat, souvent familial, est moins porté à la disruption. L’enjeu est cependant le même: "Le premier réflexe doit être de faire évoluer la proposition de valeur. Si on admet que le temps s’est compressé, on peut se mettre davantage à l’écoute, porter un regard de sociologue, d'anthropologue, pour comprendre l'évolution de la personne dans son environnement et voir comment on peut faire évoluer notre offre. Que faire de nos ressources? De nos compétences? Et cette réflexion-là, elle vaut pour la PME comme pour la grande entreprise. Pour la sandwicherie qui a perdu des clients parce que tout le monde télétravaille, comme pour le constructeur automobile qui réfléchit à la mobilité partagée."
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